Analyse de la nouvelle loi de 1998 au regard de la réalité foncière et de la crise socio-politique en Côte dIvoire
Texte paru dans : Bulletin de liaison du LAJP, n°26, sept. 2001, pp. 130-143.
Située sur la côte ouest du continent africain, la Côte dIvoire sétend sur une superficie de 322 462 km². Peuplé de près de 17 millions dhabitants, le pays connaît actuellement un taux durbanisation denviron 45%. Ses principales villes sont Abidjan (plus de 3 millions dhabitants), Bouaké (800.000), Yamoussoukro, capitale politique (environ 250.000 habitants).
Pour son histoire, la Côte dIvoire est une ancienne colonie française qui acquiert son indépendance le 7 août 1960. Elle se particularise dans tout louest africain par sa croissance économique et sa situation politique stable, du moins jusquen 1999. Le putsch militaire du 24 décembre qui fait tomber le président en exercice, Henri Konan Bédié, et le soulèvement populaire du 22 octobre qui chasse le général Guéi Robert du pouvoir, se présentent comme lexplosion dune crise latente depuis lère Houphouët Boigny, « père de la nation ».
Politiquement, le pays est en proie à des tensions ethniques, religieuses, et à une poussée de nationalisme. Le gouvernement actuel doit uvrer le plus habilement possible, sil ne veut pas, à linstar de ses prédécesseurs, être expulsé du pouvoir. Cependant, peu à peu, il recouvre la confiance de la communauté internationale et envisage avec optimisme la reprise des coopérations économiques. Mais cette reprise des coopérations économiques, vitale pour le devenir immédiat de la Côte dIvoire, reste soumise à la mise en observation du pays par la communauté internationale.
Économiquement donc, la Côte dIvoire est au plus mal, car les bouleversements plutôt sanglants quelle a connus ces derniers mois ont fait reculer les investisseurs. Par ailleurs, lagriculture qui est sa principale source de revenus doit depuis quelques années affronter divers périls, dont lun des plus importants est la gestion du foncier rural. La loi n° 98-750 du 23 décembre 1998 relative au domaine foncier rural, semble vouloir apporter une solution ou du moins un début de solution au problème foncier en Côte dIvoire. Cependant, elle intervient dans une situation de crise foncière particulière, dans laquelle les sensibilités sont exacerbées par la crise économique et par le jeu politique nationaliste.
Nous nous proposons danalyser la situation foncière en Côte dIvoire, en mesurant ladéquation de la loi de 1998, au regard des pratiques foncières dune part et des implications politiques dautres part.
I - La question de ladéquation de la loi de 1998 sur le domaine foncier rural
La loi de 1998 se particularise à la fois par une conscience des erreurs passées et un souci déquité, mais aussi par la confusion de certaines dispositions. Ses effets, des plus aléatoires ne garantissent pas la résolution du problème foncier que traverse la Côte dIvoire depuis son indépendance.
A - Létat du foncier rural en Côte dIvoire, de la colonisation à nos jours
Au lendemain des indépendances, le législateur ivoirien sest contenté de reconduire le droit colonial en matière de foncier. Puis dans une loi du 20 mars 1963 portant code domanial, il adopte une attitude très sévère à légard des droits coutumiers. Il décide en effet que « la terre appartient à celui qui la met en valeur, à lexception de tout autre détenteur de droits coutumiers ». Mais le défrichage acharné et anarchique provoqué par cette loi, ainsi que les manifestations de colère des chefs coutumiers entraîna sa non-promulgation alors quelle avait été votée à lunanimité, moins une voix.
Le président Houphouët Boigny proposa ensuite un projet de loi selon lequel lÉtat deviendrait propriétaire des terres non immatriculées, quelles soient ou non mises en valeur, et labolition de tous les droits coutumiers sans aucune indemnité. Il espérait opérer ainsi une mise en valeur rationnelle de lespace territorial et provoquer en même temps chez les villageois, la nécessité dadhérer à lorganisation administrative. Mais ce projet de loi ne fut jamais voté, et il neut aucune suite. De sorte que les seuls fondements juridiques de labolition formelle des droits fonciers en Côte dIvoire, sont le décret colonial du 15 Novembre 1935 qui frappe les terres coutumières dune expropriation administrative dans un intérêt économique, et divers arrêtés, décrets et circulaires ministérielles dans lesquels les droits de lÉtat sont réaffirmés, reconnaissant aux prétendants de droits coutumiers un simple droit dusage non cessible. Le droit écrit, par opposition à la coutume, devient donc le seul habilité à régir toute forme de transaction et de cession foncière. Cependant, peu adapté à la réalité rurale, il doit faire place sur le terrain aux coutumes et aux solutions fonctionnelles de survie.
Les droits traditionnels, préexistant au droit écrit, survécurent dabord à la colonisation, puis à lindépendance, et continuèrent dêtre appliqués dans les zones rurales, non pas comme lÉtat lavait prévu dans ces textes, mais plutôt aménagés par les acteurs locaux, en fonction de lévolution de leurs besoins sociaux. Ainsi la procédure dimmatriculation, coûteuse et complexe, est très vite oubliée, pour peu que le villageois y songe, pour céder la place, à la caution gratuite et facile de tout le village, témoin réel des droits ancestraux sur la terre. De même, les actes notariés de vente ou de concession de la terre en zone rurale sont presque inexistants, remplacés systématiquement par des contrats sous seings privés. Ce sont ainsi 98% des droits actuels, avant lapplication de la nouvelle loi, qui résultent de ces pratiques locales (Chauveau, 2000). LÉtat lui-même, à travers lattitude plus que conciliante de ses administrateurs, paraît apporter une certaine caution à ces pratiques peu sécurisantes et bien dangereuses pour léquilibre social du pays. Les nombreux conflits nés de la mosaïque de logiques, de droits et dintérêts à luvre sur le champ foncier, ont pourtant fini par interpeller les législateurs ivoiriens, puisquils ont décidé de renouveler la loi foncière.
La loi du 23 décembre 1998 tente à travers certaines dispositions de parvenir à un régime unique de propriété privée, en conciliant les pratiques locales dappropriation avec le régime administratif dimmatriculation. Nous nous permettons de citer quelques dispositions clés de la loi.
Article premier : Le domaine foncier rural est constitué par lensemble des terres mises en valeur ou non et quelle que soit la nature de la mise en valeur. Il constitue un patrimoine national auquel toute personne physique ou morale peut accéder. Toutefois, seuls lÉtat, les collectivités publiques et les personnes physiques ivoiriennes sont admises à en être propriétaires.
Article 4 : La propriété dune terre du domaine foncier rural est établie à partir de limmatriculation de cette terre au registre foncier ouvert à cet effet par ladministration et en ce qui concerne les terres du domaine coutumier par le certificat foncier. Le détenteur du certificat foncier doit requérir limmatriculation de la terre correspondante dans un délai de trois ans à compter de la date dacquisition du certificat foncier.
Article 7 : Les droits coutumiers sont constatés au terme dune enquête officielle réalisée par les autorités administratives ou leurs délégués et les conseils des villages concernés soit en exécution dun programme dintervention, soit à la demande des personnes intéressées. Un décret pris en conseil des ministres détermine les modalités de lenquête.
Article 8 : Le constat dexistence continue et paisible de droits coutumiers donne lieu à délivrance par lautorité administrative dun certificat foncier collectif ou individuel permettant douvrir la procédure dimmatriculation aux clauses et conditions fixées par décret.
Article 10 : Les groupements prévus ci-dessus [pour lobtention des certificats fonciers collectifs] sont représentés par un gestionnaire désigné par les membres et dont lidentité est mentionnée par le certificat foncier. [ ]
Article 13 : Sauf à lautorité administrative en charge de la gestion du domaine foncier rural den décider autrement, limmatriculation prévue à larticle 12 (sur demande et aux frais du concessionnaire, à défaut de contestation dun propriétaire coutumier), est faite au nom de lÉtat. Les terres ainsi nouvellement immatriculées au nom de lÉtat sont louées ou vendues à lancien concessionnaire.
Article 18 : La mise en valeur dune terre du domaine foncier rural résulte de la réalisation soit dune opération de développement agricole soit de toute autre opération réalisée en préservant lenvironnement et conformément à la législation et à la réglementation en vigueur [ ].
Article 26 : Les droits de propriété de terres du domaine foncier rural acquis antérieurement à la présente loi par des personnes physiques ou morales ne remplissant pas les conditions daccès à la propriété fixée par larticle 1 sont maintenus à titre personnel.
Les héritiers de ces propriétaires qui ne rempliraient pas les conditions daccès à la propriété fixée par larticle 1 disposent dun délai de trois ans pour céder les terres [ ] ou déclarer à lautorité administrative, le retour de ces terres au domaine de lÉtat sous réserve den obtenir la location sous forme de bail emphytéotique cessible. [ ].
La loi propose donc à travers ces dispositions, une démarche de passage à la propriété privée légale et individuelle, fondée sur une reconnaissance transitoire préalable des droits coutumiers. Mais cette loi, bien que paraissant de bonne foi, souffre néanmoins de certaines insuffisances.
B - Les points positifs de la loi : conscience des erreurs passées et souci déquité
Le législateur tente à travers cette nouvelle loi de simplifier les procédures dimmatriculation tout en essayant par ailleurs dinstaurer une véritable équité entre lautochtone propriétaire et lallochtone locataire.
1 - Une tentative de simplification des procédures par rapport à lancienne loi
Les articles 7 et 8 de la loi sur le domaine foncier rural prévoient linstitution des certificats fonciers délivrés après enquête officielle réalisée par les autorités administratives et les conseils des villages concernés soit à la demande des personnes intéressées, soit en exécution dun programme dintervention. Ces certificats fonciers collectifs ou individuels permettent douvrir la procédure dimmatriculation, qui est la reconnaissance légale définitive des droits individualisés.
Cette procédure, bien plus accessible au paysan, que ne létait celle de lancienne loi, dépend de la détermination de lÉtat à franchir réellement les barrières de lignorance et les difficultés matérielles des populations rurales. En effet, si cette loi en appelle au volontariat des sujets qui doivent prendre linitiative de la procédure de reconnaissance légale de leurs droits, elle précise en outre que ces certificats peuvent être établis en exécution dun programme dintervention. Ainsi donc, lÉtat compte mettre en place un dispositif de généralisation du certificat foncier. Mieux, lexigence dune enquête systématique, menée auprès de la communauté villageoise, garantit la légitimité des droits reconnus, empêchant ainsi que seules les personnes informées ou disposant de relations dans ladministration, aient droit légalement à la terre. En somme, si ces programmes dinterventions comptent couvrir la Côte dIvoire entière, il y a de fortes chances que tous les propriétaires coutumiers soient munis dans quelques années dun certificat foncier, conformément aux prévisions législatives. Car, il est certain que deux des principales raisons de linefficacité de lancienne loi ont été dune part lignorance même de ces lois par les populations rurales et dautre part la complexité des procédures obligeant les paysans à faire des voyages coûteux et épuisants. En réalité, les délais que se donne lÉtat lobligent à mettre en uvre dénormes moyens, sil ne veut pas aboutir à un résultat négatif. En effet, si le certificat foncier et partant, limmatriculation, ne réussissent pas à couvrir tout le territoire national, lÉtat se retrouvera propriétaire des terres restantes, dépossédant ainsi les propriétaires coutumiers, et réinstallant de ce fait les problèmes fonciers initiaux.
2 - La prise en compte du malaise social et le souci déquité en matière foncière
Le législateur ivoirien semble sêtre enfin rendu compte des problèmes fonciers en Côte dIvoire. Mieux, il montre à travers sa nouvelle loi quil a conscience de linadaptation de ses anciennes lois et de la nécessité de tenir compte des pratiques locales. Aussi, procède-t-il à la reconnaissance des droits coutumiers collectifs et individuels, dans larticle 4 de la loi de 1998.
La loi fait en effet de la coutume autochtone, une source réelle du droit, celle qui fonde en premier lieu, les droits sur la terre, avant que ceux-ci soient consacrés par le certificat foncier puis par limmatriculation. Elle dispose aussi dans son article premier que lÉtat, les personnes physiques ivoiriennes et les collectivités territoriales, sont les seules personnes en droit dêtre propriétaires de la terre. Il paraît évident que le législateur essaie à travers cette série darticles, dapaiser les autochtones ruraux qui réclament à force cris la terre de leurs ancêtres, cédée volontairement ou sur instigation de lÉtat, aux agriculteurs étrangers. Mais cette loi, si elle peut être rassurante pour les autochtones, ne va pas sans choquer les agriculteurs étrangers qui se voient refuser le droit de propriété sur la terre, leur principal outil de travail. Le législateur essaie donc de sécuriser les droits de ces agriculteurs immigrés en facilitant laccès des non-ivoiriens à un bail emphytéotique accordé soit par lÉtat sur son domaine foncier rural, soit par les propriétaires autochtones. Il permet en effet au concessionnaire non-ivoirien de saisir ladministration à propos dune terre sans propriétaire coutumier afin den obtenir la location sous forme de bail emphytéotique, après immatriculation préalable de cette terre au nom de lÉtat. Cependant limmatriculation au nom de lÉtat reste au frais du concessionnaire qui devra en plus payer un loyer. Il est certain que le législateur, à travers ces différentes dispositions, essaie de rattraper les erreurs quil a commises par le passé en négligeant les coutumes et tente de se raccrocher désormais à des valeurs traditionnelles qui sont peut-être dépassées. Il émet des dispositions dont limprécision les rend parfois confuses, avec un effet des plus aléatoires.
C - Les éléments confus et les effets aléatoires de la loi
Le législateur de 1998 réhabilite la coutume, mais cette réhabilitation intervenant après plus de quarante ans dinterdiction, ainsi que les diverses imprécisions et omissions de la loi confèrent à celle-ci des effets des plus aléatoires.
1 - La reconnaissance officielle tardive de la coutume en tant que source officielle du droit
La loi fait une volte-face remarquable en reconnaissant désormais la propriété coutumière collective. Comme nous lavons précisé précédemment, cela révèle la prise de conscience du législateur face à lerreur quil a commise de renier dun bloc la coutume, au sortir des indépendances. Mais cette tentative de réparer les erreurs commises, ne doit pas faire oublier au législateur que plus de quarante années se sont écoulées depuis les indépendances et que les mentalités ont aussi évolué. En effet, pour décider de lofficialisation de certaines coutumes, il faut veiller à ce que les conditions initialement nécessaires à leur application soient réunies. En dautres termes, pour quune coutume reproduise fidèlement les effets quon lui a connus à une certaine époque, il faudrait que la situation sociale et la logique fondant cette coutume existent toujours, au moment où on la reconduit. En lespèce, la reconnaissance actuelle de la propriété coutumière collective suivie de limmatriculation en terme de propriété individuelle, doit tenir compte de certains changements intervenus dans la vie des ruraux, comme les nouveaux besoins socio-économiques et le déplacement des populations.
En ce qui concerne, les nouveaux besoins socio-économiques, il faut savoir que les soucis financiers, les nécessités scolaires et médicales en termes monétaires, sont autant déléments qui nexistaient pas à lépoque du règne de la coutume. Le chef de famille ne pouvait pas vendre la terre parce quelle était sacrée et parce quil nen éprouvait pas le besoin. Il ne pouvait pas la vendre parce quil se serait discrédité aux yeux de sa famille et de toute la communauté villageoise, coupable davoir vendu ce qui ne lui appartenait pas. Aujourdhui, la notion de propriété individuelle simpose de plus en plus, et les logiques dhonneur familial et de poids communautaire seffritent progressivement. Comment être sûr alors, que le chef de famille, lors de la procédure dimmatriculation, redistribuera de façon égalitaire la terre familiale, alors quil pourrait se constituer un patrimoine financier en saccordant des parts énormes. Il pourrait tout simplement légitimer cette action par sa qualité de chef de famille, comme il pourrait aussi bien légitimer coutumièrement le refus daccorder des terres aux femmes de son lignage. Bref, rien ne pourra empêcher les catégories sociales les plus influentes du village de sapproprier la majorité des terres, au détriment des faibles et des absents.
Les absents sont bien entendus les grands perdants, car une fois limmatriculation des terres faite, la loi ne prévoit pas de recours pour les absents, ni les situations de superpositions de droits et dusages multiples sur une même parcelle. Or, avec les indépendances, lexode rural, notamment celui des jeunes vers les grandes villes, sest accru. Ceux-ci ont donc très peu de chance dobtenir des terres dans leur région dorigine, vu quils ny résident pas et quils nont aucune chance dêtre mis au courant, à moins davoir des relations dans ladministration concernée ou de se rendre très régulièrement au village. En fait, le problème de ces jeunes ne se poserait pas, si lon ne prévoyait pas pour les années à venir, ce que lon constate déjà un peu aujourdhui, cest à dire, la saturation des grandes villes notamment Abidjan et le désir des personnes sans situation de tenter leur chance en zone rurale.
Pour finir, en faisant de la coutume, la principale source des droits fonciers en zone rurale, la loi nie tout droit aux descendants dimmigrés, allochtones ou non, que la coutume, dans sa fidélité aux droits ancestraux sur la terre, considère toujours comme étrangers. Ceux-ci dont les parents et même les grands-parents sont peut-être nés dans le village, restent dans la logique coutumière, des « invités » de la communauté originelle, sans droit réel sur la terre. Lenquête menée auprès de cette dernière par ladministration, en se fondant sur la coutume, ne pourra donc que leur être préjudiciable, alors que lancienne loi leur permettait despérer la propriété définitive des terres quils cultivaient. En somme, la loi après avoir fait passer les coutumes dans lillégalité, et avoir contribué à leur survivance puis à leur dénaturation, par son inadaptation et son silence coupable face aux changements socio-économiques, espère en les légalisant, obtenir un résultat positif. Mais cela nest pas simple, et le législateur risque de plonger le citoyen dans une grande confusion. La coutume est-elle légale ou pas ? Faut-il croire en la loi ou pas ? Et dailleurs quest ce que la vraie coutume, comment la différencier des pratiques fonctionnelles de survie qui se sont imposées au fil des années. Bref, les sociétés rurales ont évolué et les mentalités avec, notamment dans le sud de la Côte dIvoire, principal espace agricole. Officialiser la propriété collective coutumière en vue de limmatriculation individuelle peut provoquer de nombreux abus, dautant plus que la loi se caractérise par son absence de précision.
2 - Les diverses imprécisions de la loi
Le législateur ivoirien ne se prononce pas véritablement, quant aux effets rétroactifs de la loi de 1998. Or, cette loi aura manifestement un immense effet rétroactif, puisquelle touche à la nature même des différents acteurs fonciers. Effectivement, elle fait de lÉtat, des collectivités territoriales et des personnes physiques ivoiriennes, les seuls en mesure dêtre propriétaires de terre dans un but agricole. Il est vrai quelle précise en son chapitre 26 que les droits de propriété acquis antérieurement à la nouvelle loi et ne remplissant pas les conditions daccès de celle-ci, sont maintenus à titre personnel et ne peuvent être cessibles quà la condition que les destinataires remplissent eux, les conditions daccès. Mais cette disposition, si elle se veut équitable, ne touche quune infime partie du problème de létranger propriétaire.
Comme on la vu, la plupart des contrats sur les terres rurales sont des contrats sous seing privé, et donc illégaux au regard de la loi. La majorité des propriétaires terriens étrangers le sont donc de façon illégale, bien que cette illégalité ait été jusque là tolérée par ladministration. La question aujourdhui est de savoir si ces contrats seront acceptés comme conférant un « droit de propriété » par la nouvelle loi. Autrement, il est certain que toutes les modalités locales de prêts, de ventes, de locations et autres transactions sous suivi administratif qui ont eu lieu depuis les indépendances seront remises en cause, au risque daggraver plus encore les conflits fonciers.
Par ailleurs, en faisant de lÉtat, du citoyen ivoirien et des collectivités territoriales les seules personnes susceptibles dêtre propriétaires de terrains agricoles, la loi oblige les héritiers présumés dun propriétaire étranger (davant la nouvelle loi), à demander la nationalité ivoirienne avant de toucher lhéritage, sachant que la Côte dIvoire applique un droit du sang et non un droit du sol, et que lhéritier peut se voir refuser la nationalité ivoirienne. Lhéritier étranger et le « propriétaire illégal » de terres agricoles devront donc, avec cette nouvelle loi perdre leurs anciens « droits » et céder la terre à lÉtat (ou au propriétaire coutumier, en labsence de conflit), sous réserve den obtenir la location sous forme de bail emphytéotique. Face à ce qui est pourtant une injustice flagrante, la loi ne précise pas si elle mettra en uvre des indemnités compensatoires du travail et du capital fournis sur les terres par les anciens « propriétaires illégaux ».
Par contre, devant la nécessité de mettre en valeur les terres agricoles, ou du moins den tirer des revenus, la loi prévoit la possibilité pour les propriétaires de mettre en location tout ou partie de leurs terres. Cependant, si elle précise en son article 23 que les bases destimation des loyers des terres du domaine foncier rural de lÉtat sont fixées par la loi de finance, elle se contente denvisager, pour ce qui concerne les loyers des terres rurales des personnes privées, des contrats de location accordés à loccupant « de bonne foi », par le propriétaire privé. En réalité, cette absence de précision est tout à fait compréhensible dans la mesure où la valeur des terres diffère dun endroit à un autre, et quun contrat entre particuliers demande une certaine liberté des parties. Mais, il est probable que les propriétaires privés tiendront compte des loyers de lÉtat qui est leur principal concurrent. Il appartiendra donc à celui-ci de fixer un loyer non point hors de prix pour lindividu qui veut exploiter la terre, mais assez correct pour le villageois dont cest parfois le seul bien.
LÉtat est en effet le concurrent direct des propriétaires privés des terres rurales. Dailleurs, à supposer que le nouveau système dimmatriculation narrive pas à simposer dans les zones rurales, cest lÉtat qui deviendrait propriétaire des terres rurales. Se pose dès lors, la question du degré de rigidité de la loi, face à la nécessité de parvenir à lobjectif final, cest-à-dire un régime unique de propriété privée, officielle et individuelle. La loi fixe en effet des délais assez stricts qui peuvent se révéler complètement irréalistes, si toutes les démarches doivent être faites par les propriétaires coutumiers ; car, quarante années nont pas suffi à la dernière loi pour convaincre les villageois de la nécessité des efforts à fournir pour lappliquer.
Par contre, si comme certaines dispositions le laissent envisager, lÉtat décide cette fois de faire les démarches nécessaires vers les villageois afin de leur rendre laccès à limmatriculation facile et très peu coûteux, ce délai, bien que très court nest pas impossible à respecter. Il est vrai que le travail est énorme. Ladministration doit identifier lensemble des parcelles du pays et les doter dun certificat foncier, publié au journal officiel, puis entreprendre le passage à limmatriculation, tout cela dans un délai de 10 ans pour le certificat foncier et 3 ans pour passer du certificat à limmatriculation. Mais la question des délais se pose surtout parce que la Côte dIvoire traverse une période économique très difficile. À supposer quelle réussisse à disposer de tout le matériel informatique nécessaire et quelle parvienne à employer un personnel efficace, en nombre suffisant et en mesure de se rendre directement sur place, les délais fixés pourraient très bien être respectés. Autrement, ladministration agira comme elle la toujours fait jusquà présent, cest-à-dire quelle reculera de plus en plus les délais, fermera les yeux sur les pratiques fonctionnelles, favorisant par la même occasion, la coexistence de plusieurs ordres. Bref, le foncier reviendra à sa case départ. Cependant, il ne faut pas croire pour autant que lapplication stricte des délais actuels est la solution car sils ne sont pas adaptés, la majorité des terres reviendront à lÉtat, spoliant ainsi les propriétaires coutumiers de leurs droits.
Mais cest peut être la rigidité même des lois et la peur des conséquences dun échec qui obligeront lÉtat soit à revoir officiellement les délais quil sest fixé, soit à concentrer un maximum defforts afin que le respect des échéances saccompagne du succès effectif de la loi. LÉtat devra par ailleurs envisager le foncier autrement que dans sa seule dimension agricole.
3 - Les omissions de lÉtat
La loi ne fait nullement cas des autres éléments du patrimoine foncier que sont les terres pour lhabitation et les terres et ressources naturelles pour exploitation autres quagricoles. Il ny a pas de raison en effet que les exploitations minières ne soient pas elles aussi prises en considération. Par ailleurs, la question de lhabitation est très importante dans la mesure où dans certaines zones de la Côte dIvoire, des villages entiers de migrants se sont constitués sur des terres anciennement cédées par les propriétaires coutumiers autochtones. Et lexpérience a montré que lors des affrontements entre autochtones et immigrés, soldés en général par la victoire des autochtones certainement plus nombreux, il est demandé aux immigrés de quitter non seulement leurs plantations, mais aussi leurs maisons et la région entière. La loi doit donc absolument régir la situation des habitations. Ou plutôt, elle doit être plus explicite, car si elle inclut de façon tacite les terrains habitables dans le domaine foncier rural (voir article premier), en revanche, elle ne se prononce pas sur le devenir des habitations rurales des non Ivoiriens. Doivent-ils les remettre à lÉtat ou à lautochtone détenteur coutumier du terrain ? Percevront-ils une indemnité pour les murs ? Pourquoi nauront-ils pas droit à posséder une maison quand les étrangers des zones urbaines en ont le droit ? Peuvent-ils acheter une maison sans acheter la terre sur laquelle elle est construite ? Voici autant de questions que le législateur devrait traiter sur les terrains habitables.
Il est assez étonnant dailleurs que la loi ne fasse pas mention du Plan Foncier Rural, alors que celui-ci est justement censé se préoccuper de questions comme limmatriculation des parcelles du pays, les droits de propriété et doccupation des terrains bâtis dhabitation en milieu rural. Il semble que le législateur de 1998 choisisse une démarche indépendante de celle prévue par le P.F.R. Il devrait pourtant sen préoccuper, comme il devrait aussi se soucier des interférences de la nouvelle loi avec dautres dispositions juridiques, telles que le code de nationalité et les règles de décentralisation.
Ces dernières sont dautant plus concernées par la nouvelle loi que ce sont elles qui régissent lérection de villages (dautochtones ou de migrants) en circonscription administrative, et que ce sont elles qui décident des conditions et des compétences des communautés rurales. Les compétences de ces dernières-nées des collectivités publiques locales ivoiriennes risquent en effet dentrer en concurrence avec celles de lÉtat, si le législateur ne se penche pas minutieusement sur la question. Toutes ces omissions et imprécisions promettent à la loi de 1998 des effets aléatoires.
4 - Le caractère aléatoire des effets de la loi
Les effets de la loi sont fonction des contextes sociaux, du facteur comportemental des acteurs privés et de laptitude de lÉtat à régir chaque situation. Il suffit en effet que face au vide du « volontariat », et aux imprécisions de la loi, les acteurs fonciers ne réagissent pas comme lÉtat lavait prévu, pour que les conséquences de celle-ci soient dramatiques. De même, si la Côte dIvoire connaît dans les prochaines années les crises économiques et identitaires quelle vit depuis quelque temps, lÉtat aura du mal à concilier droits coutumiers et sécurisation des droits des étrangers, en tout cas certainement pas dans les délais quil sest fixé. Et pour finir, il faut croire que lÉtat se rend compte de la tâche énorme quil sest assigné dans un délai relativement court et quil possède des moyens efficaces de la mettre en uvre. Pour résumer, il est très difficile en létat actuel de la Côte dIvoire de prévoir avec une très forte probabilité, les effets de la loi de 1998. Pour Jean-Pierre Chauveau, cinq scénarios sont imaginables, mais nous nous permettons de nen citer que deux, le scénario idéal qui serait propice au plan administratif, et le scénario conflictuel généralisé non contrôlé par ladministration, qui lui semble le plus probable à envisager.
Dans le premier cas, cest-à-dire celui du scénario idéal :
- « Tuteurs »[76] et étrangers tombent
daccord pour reconnaître la prééminence
du droit dautochtonie sans méconnaître
la réalité de la transaction antérieure.
- Laccord consensuel se fait sur la base des situations
prévues par la loi, notamment en matière de
droit à location.
- Ladministration na donc pas à intervenir
pour faire prévaloir un code de bonne conduite ou pour
sanctionner par limmatriculation en son nom les situations
de conflit.
Ses résultats seront les suivants :
- Limmatriculation par lÉtat est minimisée
(terres acquises antérieurement par les non ivoiriens
dont les droits doccupation sont reconnus par les tuteurs
; terres reconnues sans maître).
- Les droits des occupants non-autochtones ivoiriens acquis
par transaction sont reconnus, ils accèdent au
certificat foncier puis à la propriété.
- Les occupants non ivoiriens sont assurés dun
droit de location ou de la possibilité den négocier
un.
Selon Jean-Pierre Chauveau, ce scénario idéal pour les plans de ladministration, est très peu probable, hormis des situations locales exceptionnelles de consensus entre autochtones et migrants, ou de zones où les droits dautochtonie sont faiblement revendiqués. Car, sommes nous tentée dajouter, avec lexacerbation du problème ethnique et nationaliste, cest la cohabitation même entre autochtones et migrants qui pose problème. Chauveau envisage un autre scénario qui lui semble plus probable.
Scénario conflictuel généralisé non contrôlé par ladministration
- Les droits de « tutorat » et de cession sont
réciproquement contestés.
- Les rapports entre autochtones et migrants sont fortement
conflictuels.
- Ladministration laisse cours aux pratiques et rapports
de force locaux, soit par souci de non-intervention, soit
par manque de capacité institutionnelle.
- Les autochtones sont confortés par le « message
» du gouvernement et des politiciens locaux en
faveur du droit dautochtonie pour imposer des conditions
drastiques aux non-autochtones.
Le résultat essentiel de ce scénario serait la « retraditionnalisation » des sources du droit foncier, dont la formalisation risque daboutir, dans certains cas, à lappropriation, par certains membres des communautés autochtones, de vastes domaines fonciers, au détriment tant des occupants non-autochtones (surtout non-ivoiriens) que de certaines catégories dautochtones (jeunes, par exemple). Un autre risque est la possibilité de connivence entre les instances locales denquête et denregistrement foncier et certaines personnalités ou notables influents.
Ce scénario est le plus probable selon Chauveau, surtout dans les zones forestières dagriculture de plantation à forte colonisation agricole, à cause du contexte socio-politique actuel. Nous dirions, nous aussi, que ce scénario nous paraît le plus probable, au regard de la situation actuelle de la Côte dIvoire. Cependant, il nen demeure pas moins que nous avons limpression que pour une fois depuis quarante ans, lÉtat ivoirien semble ne pas vouloir rester en marge de la pratique foncière. Et que le risque de corruption est peut-être moins grand aujourdhui quhier, justement à cause de limportance des enjeux fonciers et de lintérêt manifesté par les jeunes villageois, moins enclins à se laisser dépouiller au nom dun droit daînesse ancestral.
Mais cela est certes bien léger devant la réalité des tensions sociales. Bien quune lueur despoir soit apparue avec la reprise par le gouvernement ivoirien de certaines coopérations économiques, celle-ci est loin de faire oublier la crise identitaire vécue en Côte dIvoire et exacerbée par certains hommes influents de Côte dIvoire et de pays voisins. En somme, comme nous lavons indiqué précédemment, les effets de la loi dépendent non seulement de la manière dont les différents types dacteurs y réagissent, mais aussi de la capacité de lÉtat à régir la situation socio-politique et le contexte d« ivoirité ».
II - La question de l« ivoirité » et ses différents enjeux
L« ivoirité » intervient en Côte dIvoire dabord en tant quinstrument de combat politique, mais sinfiltre très vite dans toutes les couches sociales, pour finalement atteindre le domaine foncier
A - Le jeu politique et la portée sociale
Les premières velléités nationalistes apparaissent en 1958, alors que la Côte dIvoire était en passe de devenir indépendante. De moyenne ampleur, elles se manifestent lors des affrontements entre Ivoiriens, Dahoméens et Togolais. Ces affrontements aboutirent au départ forcé de ces populations étrangères de la Côte dIvoire.
Il faut dire par souci de précision historique, que la technique du colon consistait à diviser les Africains pour mieux régner. Certains peuples étaient ainsi recrutés pour servir de soldats aux colons. Dautres, par contre, étaient plus scolarisés et devenaient les instituteurs, les administrateurs et autres lettrés, tandis qu une troisième catégorie travaillait à payer les différents impôts aux colons et à entretenir les soldats et lettrés, de qui dailleurs, elle pouvait subir impunément, des exactions. Les Dahoméens, parmi les plus scolarisés étaient souvent affectés dans les territoires de la basse Côte dIvoire essentiellement agricole, et promettaient dy rester après les indépendances prévues pour bientôt. La rancune et la crainte dun prolongement colonial soulevant les populations ivoiriennes, celles-ci réclamèrent et obtinrent le départ de milliers de Dahoméens et Togolais.
Huit années plus tard, alors que la Côte dIvoire dHouphouët Boigny est réputée égoïste et individualiste par opposition à lidée de panafricanisme du Ghana de Nkrumah, le président Houphouët tente dinstaurer la double nationalité entre cinq pays africains, dont les ressortissants auront les mêmes droits, les mêmes devoirs, seront éligibles et électeurs et bénéficieront dun accès égal à la fonction publique. Ce projet semble sadresser à ceux qui accusent la Côte dIvoire de sopposer à lunité africaine, mais il fait surtout partie du plan de Félix Houphouët Boigny qui a très vite compris que lapport humain est très important dans tout projet de développement.
Cependant, ce généreux projet (des pays concernés, la Côte DIvoire est le plus riche et celui qui accueille les émigrés des autres pays), naboutira jamais. Limplication du Togo et surtout du Dahomey, réservoirs traditionnels de cadres pose problème. La classe intellectuelle ivoirienne est réfractaire à ce projet qui signifie pour elle, perdre le monopole du marché national du travail intellectuel. « Or comme tous les groupes sociaux similaires de par le monde, elle répugne à la compétition » (Baulin, 1980 : 158). Le refus de ce projet fait pratiquement lunanimité au sein des différents groupes sociaux ivoiriens et le président Houphouët admet sa défaite, renonçant définitivement au projet de double nationalité.
Lhistoire, remontant maintenant à près de quarante ans a vite été oubliée, pour céder place à limage de la Côte dIvoire prospère et accueillante. Cette image nest dailleurs pas fausse puisque la Côte dIvoire demeure le seul pays en Afrique à avoir atteint un taux de près de 40% dimmigration. Mais cette image si longtemps reconnue à ce pays et à sa population est aujourdhui en passe dêtre, elle aussi, oubliée pour faire place à lidée de peuple xénophobe, arrogant et ingrat. Le retour en puissance de l« ivoirité » étant la cause de cette nouvelle image.
Henri Konan Bédié, président de la Côte dIvoire, décide face à son principal adversaire de laprès Houphoüet, lex Premier ministre, Alassane Ouattara, dutiliser largument nationaliste. Mais le choix ne sest pas fait par hasard, car des soupçons émis par les journaux de lopposition sur sa nationalité, pesaient sur le Premier ministre depuis son arrivée au gouvernement. Le président Bédié institue donc un nouveau code électoral, insistant sur la nationalité des ascendants et véhicule à travers ses discours et ceux de ses hommes, le principe d« ivoirité ». Sans le dire de façon très précise, il laisse percevoir néanmoins le risque encouru par les citoyens à se laisser gouverner par un étranger, et en appelle aux Ivoiriens, qui avec près de 40% détrangers, se doivent de réagir sils ne veulent pas devenir bientôt minoritaires dans leur pays, et perdre tout droit.
Bien que nappréciant pas forcément son président dont la mauvaise gestion nest plus à démontrer, la population en cette période de sévère crise économique, se met de plus en plus à imaginer une Côte dIvoire dirigée par Alassane Ouattara dans laquelle les Burkinabés seraient prospères au détriment des Ivoiriens. Ainsi, avec ses discours maladroits, le gouvernement Bédié arrive à créer un sentiment partiel de xénophobie. Nous disons partiel, parce que ce sentiment ne se manifeste quà légard de certains peuples immigrés, censés supporter doffice Alassane Ouattara comme les Burkinabés, les Maliens, et aussi à légard de certaines populations ivoiriennes, dont on pense quelles sont devenues ses inconditionnelles en raison de la religion.
Il faut dire en effet que de son coté, Alassane Ouattara sest fait le martyr de la cause musulmane, alléguant que si le gouvernement Bédié refusait sa candidature aux présidentielles, cétait plus quune question de nationalité, mais un problème de religion. Les chrétiens du sud et de louest ne voulant pas dun musulman nordiste pour président. Bref, les frustrations sont nées, ceux qui avaient le pouvoir en ont abusé, les gouvernements se sont succédés et la situation a empiré. De tentatives de coups dÉtat à tentatives de sécession, la Côte dIvoire demeure malgré tout, même si sa population reste divisée. Des Akans et des Krous considérant les Malinké et Senoufo comme des traîtres à la nation ivoirienne, plus soucieux de la religion et de lancienne gloire des empires Mandingues, que des unions présentes. De leur coté, ces derniers se sentant trahis, par le mépris affiché par leurs compatriotes et leur silence face aux exactions quils subissent de la part des forces de lordre, sans parler du refus inconditionnel quils affichent face à la candidature de Ouattara.
Depuis, trois gouvernements se sont succédés, sans que la crise ne soit réglée. Mais bien entendu, ceux qui sont les plus meurtris sont les populations étrangères précitées qui ont bien du mal à se défendre dans les affrontements qui les opposent aux autochtones ivoiriens. Pire, ces populations sont aussi celles qui se sont le plus investies dans le foncier, aux cotés des Ivoiriens, or, peut-être plus que tous les autres, ce domaine subit les retombées très graves de la crise sociale.
B - Les retombées foncières
Les problèmes fonciers existent depuis toujours en Côte dIvoire, du moins depuis les indépendances, et se sont manifestés à diverses reprises, à travers de nombreux cas individuels et quelques cas collectifs, comme les affrontements de petite envergure entre agriculteurs senoufo et bergers peulhs, ou entre autochtones ébriés et pécheurs maliens etc. Mais ces dernières années, le problème foncier sest accru, notamment avec la crise dans louest forestier, entre autochones bété et agriculteurs allochtones baoulé et les crises qui se succèdent régulièrement depuis trois ans maintenant entre autochtones et travailleurs immigrés.
À lorigine, les problèmes fonciers viennent dune immense confusion de logiques, créée par linsuffisance du droit écrit et par la survivance de la coutume. Lévolution économique aidant, des pratiques fonctionnelles de survie se sont imposées dans les zones rurales, les exploitants non-autochtones se pliant à la procédure locale dacquisition de terrain, très facile et infiniment moins coûteuse que la procédure administrative. Ceux qui passaient par la procédure administrative étant de toutes façons obligés de tenir compte des villageois qui ne reconnaissent à lÉtat aucune compétence sur les terres coutumières.
Les transactions foncières locales se pratiquaient donc, et sont dautant plus nombreuses que la culture dexploitation est rentable et que le gouvernement Houphoüet a encouragé les autochtones à céder leurs terres aux exploitants migrants. Le problème vient de ce que les autochtones, plongés dans une logique coutumière, ont toujours envisagé la transaction comme un prêt (car la terre des ancêtres est sacrée et communautaire, on ne peut la vendre), alors que les migrants considèrent avoir acheté la terre, certes à très bon prix, mais lavoir acheté tout de même. À la prétention donc du droit de propriété des allochtones, soppose le seul droit dusage reconnu par les autochtones, un droit pouvant être, selon la coutume, retiré à tout moment. Cette situation de conflits permanents mais individuels depuis les indépendances, prend une autre tournure avec la crise dans la zone ouest du pays, opposant les autochtones bété aux allogènes agriculteurs baoulé. Une crise manifestement liée à lopposition politique des partis F.P.I. (Front Populaire Ivoirien) et P.D.C.I. (Parti Démocratique de Côte dIvoire), dont les dirigeants étaient respectivement, Bété et Baoulé. Cependant, ces conflits fonciers connaissent leur apogée ces trois dernières années, avec la généralisation de la crise identitaire opposant les autochtones de nombreux villages du centre, du sud, de lest et de louest, aux immigrés, principalement burkinabés. Le sentiment de frustration ressenti depuis un moment déjà par les autochtones, sestimant trahis par lÉtat qui aurait contribué à les déposséder de leur seule richesse, la terre, trouve alors sa légitimation dans le principe d« ivoirité », prôné par ce même lÉtat.
Alors que ce dernier était rapidement intervenu lors du conflit Bété-Baoulé, en faveur des allochtones baoulé, il semble au contraire ménager les différents peuples autochtones opposés aux allochtones burkinabé. Bref, ceux-ci dont limplantation dans les zones agricoles du pays sest faite parfois bien avant les indépendances (Anoma, 1977 : 26), sont accusés à tort ou à raison par les autochtones, de malveillance, de mépris des coutumes locales, dappropriations désordonnées des terres et points deau, et chassés de la région, après affrontement.
En attendant, lagriculture en a souffert, et la Côte dIvoire sest faite remarquer sur la scène internationale, comme pays cultivant la xénophobie. Aussi, lÉtat qui sétait particularisé par un laisser-faire étonnant, semble vouloir régler la situation, en admettant les droits fonciers coutumiers dune part et en sécurisant les droits dusage des étrangers dautres part. Cette loi de 1998 vient donc bien à propos pour gérer la situation foncière en Côte dIvoire. Mais comme nous lavons démontré précédemment, mal appliquée la loi pourrait être extrêmement dangereuse pour léquilibre social. Aussi nous nous permettons de rappeler dans une conclusion, des points sur lesquels nous estimons quune révision de la loi est nécessaire.
Conclusion
Le succès de cette loi relève, bien plus que dune simple mécanique administrative, de toute une stratégie politique. Comme nous lavons montré, le caractère politique des problèmes fonciers en Côte dIvoire ne fait plus aucun doute. De la capacité de la loi à aborder avec adresse les aspects politiques du foncier, vont dépendre son acceptation par les populations et son effectivité dans les différentes zones rurales.
LÉtat doit donc veiller à une compréhension générale, uniforme et fidèle de la loi, plutôt que de laisser les personnalités villageoises ou des hommes politiques peu scrupuleux, linterpréter au gré de leurs humeurs et de leurs intérêts.
Il doit aussi veiller à la transparence et à léquité en ce qui concerne les processus de renégociation des droits et des pouvoirs fonciers. Les droits des allochtones étant les plus vulnérables, il importe quils soient effectivement sécurisés, et cela en application rigoureuse de la loi.
LÉtat doit aussi veiller à la possibilité de recours, après émission des certificats fonciers, pour permettre de réparer les erreurs et omissions éventuelles.
Il est nécessaire que lÉtat emploie un personnel en nombre suffisant, compétent et en mesure de faire le déplacement vers les villageois.
Enfin, il convient que le législateur se penche à nouveau sur les différentes imprécisions et omissions que nous avons soulignées tout au long de notre analyse. En effet, outre la nécessité détablir une collaboration étroite avec le plan foncier rural, pour ce qui concerne lorientation de la loi et sa mise en uvre, le législateur doit sinterroger sur les effets rétroactifs de la loi, les modalités de redistribution au sein dune famille, les loyers, les habitations etc.
Voici ainsi résumées les conditions que nous estimons nécessaires à la bonne application de la loi de 1998. Car, si lintention de lÉtat est bien de régler le problème foncier de façon équitable, le plus important reste de trouver la bonne méthode et de la faire admettre par tous.
Références bibliographiques
Anoma J., 1977, « Le combat du syndicat agricole africain », in Fondation Félix Houphouët Boigny, revue de linstitution africaine de recherche historique et politique, N° 1, Juillet 1977, 184 p.
Assemian F., 1991, Le droit foncier de lÉtat ivoirien, thèse pour doctorat de droit, Paris1, 693 p.
Baulin J., 1980, La politique africaine dHouphouët Boigny, Paris édition Eurafor-press, 1980, 215 p.
Chauveau J-P., 2000, La nouvelle loi sur le domaine foncier rural : formalisation des « droits coutumiers » et contexte socio-politique en milieu rural ivoirien, septembre 2000, 9 p.
Informations sur Aline AKA:
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