Camille KUYU

 

L'intermédiation culturelle au tribunal pour enfants de Paris :
La justice française entre les frontières institutionnelles et la perception du "monde réel africain"

Texte paru dans : Politique Africaine, n° , pp 164-172.

 

Depuis deux ans, le Laboratoire d'Anthropologie Juridique de l'Université de Paris I et le Tribunal pour Enfants de Paris effectuent une expérience commune d'intermédiation culturelle. Elle porte en particulier sur la différence culturelle mais dans un but commun, celui de l'assistance éducative.

"Dans les années 60, la France semble découvrir la présence des Africains par le biais d'articles de revues et de journaux. A l'orée de l'an deux mille, des Africains font la une des journaux" (Diop, 1996, 31). Et pour cause. Le volume de la population africaine a augmenté selon une progression géométrique. D'après A. M. Diop, il est passé de 17 787 personnes en 1962 à 178 133 en 1990 (Diop,1996, 32). Cette nouvelle donne a deux conséquences : la découverte de l'altérité culturelle par les Français et des institutions françaises, et de nouvelles demandes de justice émanant des familles immigrées. D'abord refoulée, la différence culturelle interpelle aujourd'hui l'institution judiciaire française, notamment les juridictions des mineurs. "Qu'en est-il de la différence culturelle pour ceux qui comparaissent devant le juge des enfants ?" (Bruel, 1995, 83), se sont demandés, il y a quelques années, des juges du Tribunal pour Enfants de Paris. Cette question a donné lieu à une expérience mise en place par l'équipe ethno-psychiatrique du professeur Tobie Nathan. Des réflexions évolutives ont emmené le tribunal à solliciter le Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) pour mettre en place et évaluer l'expérience d'intermédiation culturelle dont cet article présente les premiers résultats.

Dès le début de cette nouvelle expérience, un défi est lancé à la justice française : l'usage des arguments métaphysiques relatifs à la "weltanschauung" africaine devant une juridiction étatique. Et pourtant, en 1905, à l'initiative d'Emile Combes, a lieu en France la séparation des pouvoirs temporel et spirituel, et par conséquent des domaines de compétences de l'Etat et de ses institutions (le monde visible), et de l'église et autres religions (le monde invisible). En ce sens, la justice et le droit ne peuvent prendre en compte que les faits réels, relevant du monde physique, et déductibles par la raison. Le juge républicain et laïc doit-il s'arrêter "de ce côté-ci" des frontières institutionnelles ou, au contraire, prendre le risque de se situer de part et d'autre, quand l'intérêt de l'enfant ou son intime conviction le lui suggèrent ? Nous proposerons quelques pistes de réflexions relativement à cette question, après avoir présenté nos premiers résultats. De prime abord, nous commencerons par tirer brièvement les enseignements d'une recherche antérieure considérée à juste titre comme le point de départ de notre expérience et par montrer que l'intermédiation culturelle est un enjeu scientifique.

 

Le point de départ : "la différence culturelle"

De 1987 à 1989, une recherche contractuelle a été réalisée dans le cadre du Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris par un groupe de chercheurs, pour le compte du ministère de la justice. Elle avait pour titre : "la différence culturelle : fonctions et usages d'un argument devant les juridictions françaises des mineurs". Le point de départ de la recherche était le postulat suivant : "ce que beaucoup d'acteurs judiciaires croient être des caractéristiques culturelles ne sont le plus souvent que l'expression de leurs propres préjugés à l'égard des cultures qu'ils ont, pour une grande partie, connue en situation de colonisation ou de guerre coloniale, les uns exerçant leurs fonctions en Afrique du Nord ou en Afrique noire, les autres simplement par l'enseignement scolaire, les livres, les média ou le tourisme..." (Le Roy et alii, 1989, 4). A partir de cet axiome, le groupe de recherche a identifié deux attitudes différentes et extrêmes chez les acteurs judiciaires : "les uns ne parlent de différence culturelle que pour expliquer un acte jugé négatif par la communauté française et réprouvé mais jamais dans le cas contraire d'un acte jugé positif. A l'inverse, on trouve de la part de certains acteurs judiciaires, une idéalisation un peu naïve de la culture d'origine des populations étrangères. La pathologie propre d'un individu due aux difficultés qui s'expliquent comme des conséquences de l'immigration est mise sur le compte de sa culture au terme d'une analyse superficielle (Le Roy et alii,1989, 5).

Ce qui précède a permis au groupe de construire sa problématique autour de cette hypothèse centrale selon laquelle "la différence culturelle ne pourra être prise en charge par la société française que si elle est en mesure de relever un défi : aborder frontalement ce qu'elle refoule et censure ; c'est-à-dire le tabou de l'altérité (Le Roy et alii,1989, 10).
Les chercheurs ont utilisé les cabinets de juges comme lieux d'observations. Ils ont privilégié le travail de recomposition des schèmes culturels originels opérés par les jeunes migrants et leur découverte des interdits. Ils se sont aussi intéressés aux effets de l'intervention de l'institution judiciaire et éducative sur le parcours du mineur, leurs expériences de la différence culturelle et de la prise en compte de celle-ci par l'institution.

Le rapport de la recherche a connu un franc succès. C'est à la suite de ces travaux que le LAJP a été sollicité par le Tribunal pour Enfants de Paris pour cette expérience s'adressant aux mineurs de justice d'origine africaine, dont le cadre judiciaire est fixé par le nouveau code de procédure civile. En effet, les magistrats utilisent l'art. 256 de ce code pour la désignation et la rémunération des "sachants", qui, selon les termes du code précité, sont considérés comme des consultants intervenant sur mandat des magistrats et rémunérés sur cette base. En définitive, l'expérience d'intermédiation culturelle est la suite et l'approfondissement d'une recherche collective entamée depuis plusieurs années. La problématique de l'altérité doit prendre en compte la complexité de la société française contemporaine et le contexte familial qui n'a pas été substantiellement approfondi. Les consultants et le comité de suivi-évaluation de l'expérience d'intermédiation pourront en tirer des enseignements tant sur le plan conceptuel que méthodologique.
L'intermédiation culturelle comme enjeu scientifique

Les différents travaux utilisaient jusqu'à présent l'expression de "médiation interculturelle". Mais à la suite du séminaire "Médiation", organisé conjointement par le GLYSI et le LAJP (sur convention du service de coordination de la recherche du Ministère de la justice de 1989 à 1991) et comme le remarque Etienne Le Roy dans son article "Médiation, mode d'emploi", le terme médiation est inadéquat (Le Roy, 1995). Le fait que les consultants africains soient amenés à intervenir sous mandat de justice leur donne la qualité d'"intermédiaires" ou d'intermédiateurs, d'après une formule discutée au séminaire de l'Institut internationnal de sociologie juridique d'Oñati en juin 1994 (Le Roy, 1996, 6).

Plutôt que d'intervenir en tierce partie pour favoriser une solution consensuelle, ces intermédiateurs ont une fonction de "double traduction culturelle" : d'une part expliquer aux magistrats et aux éducateurs les cadres référentiels dans lesquels s'inscrivent les pratiques sociales des mineurs et des familles dans le contexte de l'immigration et, d'autre part, traduire le rappel de la loi française dans des contextes culturels marqués par la prévalence de la pensée coutumière et communautariste (Le Roy, 1996, 6).

L'intermédiation culturelle est ainsi une forme particulière de ce qu'on appelle également et improprement, "médiation pénale" avec une accentuation sur l'assistance éducative plutôt que sur l'éducation surveillée ou sur l'exécution des mesures répressives. Ses implications pratiques et scientifiques pourraient, au terme de notre expérimentation, être proposées comme une des solutions susceptibles de modifier les pratiques éducatives relatives à une fraction de la jeunesse, celle résultant de l'émigration. Or, cette jeunesse est en voie de marginalisation et d'exclusion faute d'avoir amorcé le dialogue interculturel fondateur d'une socialisation et d'une juridicisation dans le double respect des structures identitaires des mineurs et du rappel de la loi française. Enrichir la voie française des politiques d'insertion en favorisant un tel dialogue nous paraît actuellement un défi majeur que des approches sectorielles ne peuvent entièrement résoudre (Le Roy, 1996, 6). Quant à l'approche méthodologique, "si un travail interculturel doit se faire, c'est à partir de la manière dont s'est déroulée l'aventure de déplacement, la douleur qui l'accompagne, les choix qu'il entraîne ici et maintenant" (Bruel, 1985, 87). Ceci permettra d'éviter le danger d'attribuer d'avance aux gens une culture, sans tenir compte de leur trajectoire personnelle reconnaissent pas spontanément, le double sentiment d'étrangeté par rapport à la culture du pays d'accueil et à celle qu'on leur prête les prive de toute place, de toute parole de sujet, de toute possibilité d'élaborer et de négocier (Bruel, 1985, 86-87). Un tel travail suppose, pour le juge Bruel, l'abandon si faire se peut du mandat de consultation pour une mission mieux définie et un objet mieux circonscrit (Bruel, 1985, 88).

 

Des arguments "métaphysiques" devant une juridiction française des mineurs

Pour ne pas nous perdre dans des considérations très générales, nous n'allons présenter ici que le cas que nous avons personnellement suivi et qui présente l'avantage d'avoir été discuté lors des réunions du comité de suivi-évaluation de l'expérience.

Monsieur N., originaire d'Angola et de culture zaïroise, a été accusé par sa fille d'abus sexuels. Incarcéré puis relaxé après une année, faute de preuves suffisantes, il demande au juge de mineurs de lui restituer ses enfants M. et O. qui sont respectivement placés dans un foyer et dans une famille d'accueil. L'argument de M. N. est le suivant : ma fille est envoûtée, je dois la faire désenvoûter, à l'africaine. L'envoûtement revêt ici deux sens différents mais complémentaires. Il signifie à la fois "possession" et "sorcellerie". Mieux, M. N. affirme d'abord que sa fille est non seulement victime d'un mauvais esprit qui, prenant possession de son corps, se substituerait à sa personnalité normale, chercherait à avoir des rapports sexuels avec lui pendant son sommeil ou à le tuer. Mais il soutient aussi que sa fille est sorcière et justifie son affirmation avec trois arguments. Primo, sa mère lui aurait dit que sa fille Isa serait sorcière depuis longtemps et qu'elle devait être renvoyée au Zaïre pour être soignée. Secundo, sa fille poserait des actes non raisonnables. Tertio, elle aurait dit à son frère O. que ce dernier aurait un malheur tous les 14 juillet et qu'il y aurait des sorciers dans le foyer où elle réside. Plutôt que d'orienter cette affaire vers l'ethno-psychiatre, le juge des enfants a ordonné une intermédiation culturelle. Une zaïroise, étudiante en DEA d'études Africaines, et nous-même avons été désignés pour faire ce travail. Dans notre pré-rapport, nous avons proposé le désenvoûtement de la fille comme préalable au rétablissement des liens familiaux qui est l'objectif fixé par les uns et les autres. Il est en effet important, pensons-nous, que la communauté parentale croit que M. n'est plus sorcière. Cette croyance qui permettra la réintégration de la fille dans la communauté est subordonnée à son désenvoûtement qui sera symbolique pour les uns et réel pour les autres. La fille devra, pour ce faire, être amenée à "jouer le jeu" et à comprendre que cette "mise en scène" sera pour son intérêt.

Notre pré-rapport a été bien apprécié pour les informations qu'il apporte à la justice française. Mais il pose un problème aux juges et les met mal à l'aise quant au passage de la connaissance de ces réalités à leur prise en compte dans l'action judiciaire. Lors des différentes rencontres que nous avons eues avec certains d'entre eux notamment avec le juge qui a ordonné l'intermédiation et avec ceux qui font partie du comité de suivi-évaluation, cette difficulté a été ouvertement évoquée : comment les juges républicains et laïcs peuvent-ils ordonner un désenvoûtement, nous ont-ils demandé ? Cette interrogation nous amène d'une façon générale à la question des rapports entre le droit et la religion.

Les deux domaines étaient étroitement liés pendant de longs siècles. Le décalogue chez les Hébreux et la loi des XII tables chez les Romains sont des cas de fusion entre le droit et la religion. "Le christianisme et le droit canonique ont pendant des siècles modelé les institutions en Occident" (Chemiller-Gendreau, 1990, 1). Le droit ne se serait que progressivement dégagé des religions dans des Etats modernes. Dans cette optique positiviste, le domaine de la religion serait le for intérieur et la sphère privée. Cette sécularisation du droit, pourtant considérée comme accomplie, n'est en réalité qu'apparente. Pour P. Legendre, "elle n'a jamais eu lieu". Les institutions juridiques restent explicables, dit-il, par le poids de la pensée religieuse, et "le crime évoqué par Grotius supposant Dieu exclu des affaires a pris statut de représentation refoulée dont l'Occident ne s'est jamais dégagé en dépit des apparences" (Legendre, 1988, 22). Cette étroitesse des liens entre religion et droit peut être vérifiée à plusieurs niveaux.

D'abord en ce qui concerne les fondements du droit, le Recteur Michel Alliot montre, dans sa théorie des archétypes sociaux, que dans la tradition juridique occidentale, le droit se fonde en dernier ressort sur Dieu dont l'?tat n'est qu'un avatar laïcisé. Au niveau de la normogénèse, certains théoriciens du droit comparent le fiat divin à l'énonciation du législateur "qui instaure l'ensemble des énoncés juridiques qui n'existent qu'en vertu de cet acte performateur originel (Greimas, 1976, 88). D'autres font un rapprochement entre l'énonciation du législateur et la transmission, par Dieu à Moïse, sur le Mont Sinaï, des dix commandements gravés sur des tables. Dans cet ordre d'idées, ?tienne Le Roy, empruntant à Pierre Legendre l'expression "divin législateur", écrit avec finesse : "dans la mesure où notre modèle de l'Etat a été conçu sur le modèle de Dieu élaboré à l'occasion de la Contre Réforme lors du Concile de Trente, la production de normes juridiques transpose dans le contexte laïc les représentations de la transmission biblique du décalogue" (Le Roy, 1992, 16-25).

A ce même niveau on peut noter que quatre des dix commandements correspondent en droit positif à des infractions pénales ou à des délits civils : tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignages, tu ne commettras pas d'adultère. Au niveau de l'application du droit, le juge a recours au droit religieux (canonique, musulman, israélite) et/ou aux convictions philosophiques et religieuses des justiciables pour rendre sa décision. En ce qui concerne la justice des mineurs en France et plus particulièrement la protection de l'enfant en danger, la loi demande expressément au juge de s'efforcer de recueillir l'adhésion de la famille à la mesure envisagée (art. 375-1 du Code civil), et de tenir compte des convictions religieuses ou philosophiques du mineur et de sa famille (art. 1200 du nouveau code de procédure civile). Comment dès lors expliquer la difficulté des juges à prendre en compte les convictions religieuses de M. N. ?

Disons d'emblée que le législateur français, en parlant des convictions religieuses, ne considère que celles relatives à sa vision chrétienne du monde, en opposition avec celles des quatre autres grandes religions reconnues et tolérées par la France : le bouddhisme, l'hindouisme, l'Islam et le Judaïsme. Les religions traditionnelles du "nègre barbare" adorant de "grossiers fétiches" (féticeiro en portugais) ne sont ici considérées que comme des pratiques magiques. Dans une publication récente, un théologien camerounais écrit à ce sujet : "le sens du mot religion a été déterminé à partir des grandes religions passées et actuelles : hellénique, latine, chrétienne, islamique, extrême-orientales. Aujourd'hui encore, les religions africaines traditionnelles sont les parents pauvres, quand elles ne sont pas purement et simplement absentes des grands débats mondiaux sur les rapports entre le christianisme et les autres religions. Mais cet état de chose révèle peut-être une difficulté épistémologique de taille : le concept de religion tel qu'il a été élaboré en Occident convient-il pour désigner l'expérience spirituelle et les rites de l'Afrique traditionnelle ? Il ne me semble pas plus adéquat que les termes fétichisme, animisme, vitalisme, aujourd'hui plus ou moins abandonnés" (Messi Metogo, 1997, 19-20).

Ce qui précède ne nous donne pas toutes les clés de compréhension de la difficulté qu'éprouve le juge français à comprendre le discours de M. N. En réalité, le problème est d'ordre conceptuel. La pensée africaine et la pensée occidentale conçoivent différemment le "monde réel". En Afrique, ce dernier est la somme des mondes visible et invisible entre lesquels circulent des énergies. En Occident, il existe une frontière entre les deux mondes et seul "ce côté-ci" de la frontière constitue le "monde réel". Cette frontière que l'Occident met entre les deux mondes visible et invisible coïncide avec les frontières institutionnelles. Le Droit et la Justice ignorent ici tout ce qui se passe derrière la frontière. Nous sommes ici aux antipodes de la pensée africaine où il n'existe pas de frontières institutionnelles. La thèse de Tonye Mbua sur le serment judiciaire chez les Bassa du Cameroun est édifiante à ce sujet. Un exemple évoqué par l'auteur a retenu toute notre attention : M. E., impuissant, recrutait des amants pour sa femme. Celle-ci eut trois filles et un garçon. Un jour, M. E. fit une scène violente à sa femme qu'il traita de légère. Il déclara à haute voix qu'il n'était le père d'aucun des quatre enfants. S'estimant atteinte au plus profond de son être, la femme assigna son mari en divorce. L'affaire vint alors à l'audience. A la barre, le défendeur nia les faits. Ce mensonge poussa la femme à lui sommer de jurer sur la tombe des ancêtres. M. E. accepta de prêter serment de "dire toute la vérité, rien que la vérité" (formule en usage dans les tribunaux modernes). Il s'opposa farouchement à faire allusion à la tombe de ses ancêtres. L'auteur de conclure: "entre les réticences du défendeur qui refuse de jurer sur la tombe des ancêtres et la facilité avec laquelle il prêtait serment de "dire la vérité rien que la vérité" pour mentir après avec effronterie, il y a une contradiction révélatrice. Elle prouve que le mari redoutait une réaction vengeresse de ses ancêtres s'il faisait d'eux les témoins de son mensonge conscient en prêtant serment sur leurs tombes" (Tonye Mbua, 1973, 261). On notera toutefois qu'au lendemain des indépendances, le système juridique hérité de la puissance coloniale devait servir de modèle pour la création d'un droit nouveau dégagé de l'emprise des structures et croyances traditionnelles afin de permettre aux individus de s'inscrire dans le développement par l'intermédiaire de l'Etat. Ce nouveau droit est donc, dans presque tous les nouveaux Etats d'Afrique, une copie du droit du pays colonisateur lequel inspira, stimula et orienta les rédacteurs, eux-mêmes victimes de leur formation universitaire. La question qui se pose ici est la suivante : le juge africain doit-il pousser le mimétisme à l'extrême en respectant à la lettre les frontières institutionnelles résultant de la pensée occidentale, au mépris de sa propre perception du monde réel ?

En considérant les affaires de sorcellerie, les conséquences malheureuses de cette acculturation juridique font que pour la plupart des juges africains, "les actes attribués à la sorcellerie ne peuvent être démontrés par le rationalisme cartésien. Ainsi donc la croyance en la sorcellerie ne peut être provoquée que par une erreur de fait, une maladie mentale ou une forme quelconque d'extrême provocation" (Fisiy, 1990, 62-63). De tous les pays africains, en effet, seul le Cameroun s'est montré fidèle au pari anthropologique en légiférant sur les affaires de sorcellerie, même si le monopole juridictionnel de l'Etat sur le règlement de ces affaires ne résiste pas à la critique (Fisiy, 1990, 60-71). L'article 251 du code pénal de 1967 déclare à ce sujet : "est puni d'un emprisonnement de deux à dix ans et d'une amende de 5 000 à 10 000 francs celui qui se livre à des pratiques de sorcellerie, magie ou divination susceptible de troubler l'ordre ou la tranquillité publique, ou de porter atteinte aux personnes, aux biens ou à la fortune d'autrui même sous forme de rétribution." Revenons à notre expérience. Nous pensons en effet qu'il est très difficile à un juge des enfants français de ne pas s'arrêter "de ce côté-ci" des frontières institutionnelles qui sont aussi celles de son monde réel, même s'il est partisan de la différence culturelle. L'altérité n'est-elle pas, comme le dit Roland Barthes, "le concept le plus antipathique au bon sens" ? A fortiori, si cette altérité est dominée par des "réalités" non déductibles par la raison, dans un contexte où le postulat de base du droit est : "l'homme du droit est un être cartésien" (Broekman, 1993, 64). Dans cette logique cartésienne donc, le danger auquel seraient exposés M. et O., et qu'évoque M. N., relevant de la métaphysique et non de la réalité physique, est nul.

La difficulté évoquée plus haut n'est cependant pas insurmontable. Le but de notre intermédiation étant le rétablissement des liens familiaux brisés, le juge peut, sans trahir ses valeurs républicaines et sa logique institutionnelle, proposer l'arrangement du problème au sein d'un "conseil de famille" qui seul peut mieux apprécier les tenants et les aboutissants de cette affaire d'envoûtement. D'après un entretien que la consultante zaïroise précitée a eu avec M., celle-ci se dit prête à "essayer" d'affronter le rituel de désenvoûtement, dans une église, en France. Cela ne peut qu'arranger les uns et les autres. Une fois le problème résolu en famille, la justice n'aura plus qu'à s'occuper des aspects purement judiciaires de la protection de la fille. C'est comme ce fut le cas lors de la dispute concernant l'Eglise Saint-Nicolas-du-Chardonnet (Cour d'Appel de Paris, 13 juillet 1977), où les autorités étatiques et les juges se sont déchargés sur les représentants des religions pour désigner les affectataires des bâtiments attribués au culte (Vigouroux, 1996, 51). Cette proposition qui permettra à la justice française de ne pas esquiver des pans entiers des cultures africaines, suppose une identification des membres de la communauté parentale de M., présents en France ou en Europe, et une recherche des personnes détentrices d'autorité réelle au sein de cette communauté.

 

Conclusion

La société française connaît une crise fortement vécue au niveau des comportements individuels et des rapports familiaux. En témoigne le malaise existentiel de nombreux mineurs et jeunes. L'institution judiciaire sensée apporter des solutions à cette situation est elle-même en crise. Théoriciens et praticiens du droit et de la justice sont d'accord là-dessus. R. Boure et P. Mignard (1997, 9) ont écrit à ce propos: "depuis 1968, la vieille institution qui paraissait défier le temps et les régimes politiques, se lézarde et se craquelle. Le bateau prend l'eau de toutes parts, plongeant dans l'expectative - sinon dans l'affolement - son équipage, son capitaine, ses armateurs et ses utilisateurs potentiels, les prétendus justiciables. Devant le naufrage, la sérénité n'est plus de mise. Des cales de navire émergent enfin la bête immonde, la crise". La justice des mineurs qui nous intéresse ici essaye de sortir de cette situation de crise en développant, à côté d'une justice d'audience imposée et ritualisée, une justice de cabinet. On notera toutefois que les représentations anthropologiques présidant au fonctionnement de cette dernière justice et à son organisation ne lui permettent pas de répondre à de nouvelles demandes de justice émanant des enfants issus de l'immigration et de leurs familles. D'où l'intérêt d'une intermédiation culturelle qui permettrait aux juges de mieux orienter leur action sur la base des données culturelles que leur apportent des "experts consultants". Nous sommes conscient des limites de notre expérience qui, rappelons-le, n'est qu'au stade de balbutiements. Si, en effet, la marge de manœuvres des juges des enfants face à l'institution paraît importante, elle est en réalité très réduite. Leur action doit prendre en compte les enjeux professionnel et institutionnel qui restent indépassables et incontournables. Cela ne signifie pas pour autant que notre expérience est inutile et vouée d'avance à l'échec. Mais cela permet de comprendre que les juges qui ordonnent l'intermédiation culturelle ne prétendent pas sortir des frontières institutionnelles. En ce sens, toute recherche de solutions susceptibles de prendre en compte la perception du "monde réel africain" n'est possible que "hors du palais" de justice. Restera à penser l'articulation des deux solutions "institutionnelle" et "non institutionnelle", pour l'intérêt supérieur de l'enfant.

 

Bibliographie

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