Etienne LE ROY : Les Africains et l'Institution de la Justice
Camille KUYU : A la recherche du droit africain du XXIe siècle

 

Recension des deux ouvrages

Etienne LE ROY, "Les Africains et l'Institution de la Justice. Entre mimétismes et métissages", Paris, Dalloz, 2004, 284 p.
Camille KUYU (dir.), "A la recherche du droit africain du XXIe siècle", Paris, Connaissances et Savoirs, 2005, 279 p.

Recension de Dominik KOHLHAGEN, parue dans Politique africaine n° 97, 2005, pp. 191-192.

Malgré l'intérêt accru des bailleurs de fonds pour les problèmes de réforme institutionnelle en Afrique, il existe à ce jour peu d'ouvrages de synthèse proposant une réflexion de fond sur le décalage entre l'institution de la justice et les besoins des populations. Voici deux publications d'anthropologues du droit africanistes qui viennent combler ce vide.

L'ouvrage d'Etienne Le Roy fait le point tout autant sur l'histoire et le fonctionnement des institutions judiciaires que sur les recherches anthropologiques s'intéressant à la justice et au règlement des conflits. Malgré la variété des systèmes juridiques (anglophone et francophone notamment), la richesse et la complexité des questionnements anthropologiques, l'ouvrage est d’une remarquable clarté. Son apport le plus considérable est certainement de savoir proposer une perspective résolument africaine sur l'histoire du Droit, sur la Justice et l'"Institution". Grâce à cet angle d'analyse, il parvient à rendre compte de nombreux implicites et à exprimer les logiques sous-tendues animant aujourd'hui les pratiques des justiciables. Tout au long de l'ouvrage, la terminologie est choisie avec minutieuse précision, et à répétition l'auteur révèle combien ce sont aussi les mots qui déterminent le regard porté sur des phénomènes sociaux.

Comment, par quels termes et avec quels outils penser un droit et une justice "autres"? C'est la principale question que pose la première partie consacrée à la justice pré-coloniale et à son évolution. Tout en prévenant des conclusions hâtives qu'a pu suggérer l'opposition entre paradigmes "moderne" et "traditionnel" et des difficultés à reconstituer l'expérience pré-coloniale, l'auteur entreprend le passionnant exercice d'une modélisation de la "conception endogène africaine" du règlement des conflits. Le droit y serait moins le produit d'un répertoire de normes ou de procédures prédéfinies que d'un ensemble de faits sociaux dont le sens ne se dévoile qu'à travers leur enchaînement. En rappelant les travaux d'anthropologues anglo-saxons, l'auteur relève l'importance des "petits-riens" pour identifier ce qui est tenu pour sanctionné du fait d'une formalisation progressive: gestes, paroles, interactions et rituels que l'observateur extérieur ne tiendrait pas nécessairement pour juridiques.

Depuis la colonisation, l'invention de la chefferie administrative et l'intégration d'une certaine idée du "droit coutumier" dans les dispositifs juridiques coloniaux, cette "conception endogène" s'est considérablement altérée et l'auteur retrace cette expérience. Les colonisateurs n'ayant su tenir compte des besoins des populations africaines, de nouveaux modes de régulation juridique ont émergé et se sont ajoutés à la coutume "endogène", au droit étatique et au "droit coutumier" d'invention coloniale. Il y a la "justice parallèle", le non-droit populaire, qui fait son apparition là où l'Etat ne propose pas les moyens de sanctionner les normes qu'il produit et les besoins qui y sont associés. Et il y a ce que l'auteur dénomme le "droit de la pratique", une coutume renouvelée, tel des conduites professionnelles ou usages commerciaux, qui régule les comportements au sein de groupes sociaux distincts. C'est sur un tableau permettant de mettre en parallèle les fondements et les enjeux de ces différentes formes de justice que clôt la première partie de l'ouvrage.

Comment comprendre le rôle de l'institution judiciaire dans un tel contexte de pluralisme? La seconde partie retrace les modalités d'implantation de la justice coloniale en Afrique et les moyens de sa reconduction après les indépendances. En s'interrogeant sur le fonctionnement actuel des juridictions, l'auteur illustre combien les pratiques des justiciables sont marquées par le contournement et l'évitement: l'adhésion au modèle de justice étatique n'est de fait souvent qu'apparente. Sur la base de nombreux témoignages et de données chiffrées, l'auteur en vient à constater une crise de légitimité profonde et à rappeler que "le modèle de la Justice entendue comme l'institution judiciaire de l'Etat n'est, malgré des apparences formelles, pas africain".

Ce qu'Etienne Le Roy propose en conclusion est une "refondation" de la justice, un dispositif permettant de reconnaître la validité des voies non-étatiques de règlement des différents et d'en assurer l'autonomie.

Le livre édité par Camille Kuyu esquisse des pistes pour réfléchir à une telle "refondation". Il rassemble une douzaine de textes s'intéressant aux pratiques juridiques dans différents pays africains. Au vu du titre de l'ouvrage, on s'étonne de l'absence de contributions sur une majeure partie du continent, l'Afrique de l'Est et australe, le Nigeria ou la corne de l'Afrique. Mais la variété des thèmes abordés est d'autant plus riche: outre des réflexions générales sur l'histoire et la théorie du droit en Afrique, on trouve des textes sur le droit de la famille, le droit foncier ou encore le droit commercial. La plupart des contributeurs sont africains, praticiens du droit ou chercheurs de renom, et leur très bonne connaissance du terrain rend la lecture particulièrement intéressante.

L'analyse privilégie, ici aussi, une mise en évidence des univers de représentations sous-jacents dans les pratiques des sujets de droit. Ainsi, Jacques Djoli nous invite à repenser le "constitutionnalisme africain" à partir des mythes des sociétés africaines. Sitack Béni Yombatina s'interroge sur les rapports entre l'homme et la nature pour proposer un droit de l'environnement "réinventé" qui saurait prendre en compte des représentations culturelles endogènes. Constantin Tohon identifie les logiques en œuvre dans le commerce "informel" où se mêlent oralité héritée des traditions pré-coloniales et éléments du droit de l'Etat. Il constate "l'émergence d'un système juridique alternatif" qu'il conviendrait d'officialiser.

Autant de suggestions concrètes dont on ne peut qu'espérer qu'elles aboutissent, avec le temps, à la "refondation" préconisée par Etienne Le Roy.