Etienne LE ROY

 


Entretien diffusé sur France Culture le 25 janvier 2005

Emission « Les Chemins de la Connaissance »

Il est 11h30 sur France Culture.
Il est l’heure de retrouver Jacques Meunier pour les Chemins de la Connaissance.
Bonjour Jacques.

Jacques Meunier
Bonjour Emmanuel, bonjour à tous. Les Chemins de la Connaissance cette semaine, “ le juge et son office ”.
Aujourd’hui, l’anthropologie du droit avec Etienne Le Roy, professeur à l’université Paris 1.
Peu connue en France jusqu’à une date récente, l’anthropologie du droit existe depuis le XIXème siècle.
Pour en résumer l’objet, on pourrait dire qu’elle consiste à mettre en lumière le lien existant entre les systèmes de représentations d’une société donnée et son droit.

Etienne Le Roy
Oui et je dirai qu’il y a deux grandes dimensions qui constituent comme une sorte d’aventure intellectuelle. La première, c’est effectivement la rencontre entre une conception de la société saisie par le droit et une autre conception de la société qui est saisie par l’anthropologie. Ce sont là, dans nos sociétés, deux cultures scientifiques qui malheureusement s’ignorent trop souvent et un de nos soucis, c’est de les faire dialoguer. Deuxième dimension et deuxième rencontre qui est encore plus captivante mais, bien entendu, beaucoup plus difficile, c’est faire se rencontrer à travers les visions du monde de chaque société les conceptions et les pratiques du droit que l’ensemble des civilisations ont développées à travers l’histoire. C’est la grande exigence de l’anthropologie de développer un savoir qui soit applicable à l’ensemble des sociétés ce qui, naturellement, est un défi considérable parce que, dans les contextes contemporains de mondialisation et dans lequel on croit qu’un droit unique va émerger, on s’aperçoit qu’au contraire une très grande diversité d’expériences juridiques continuent à se maintenir et que, même au sein de nos sociétés, il y a de nouvelles aventures juridiques qui sont en train d’émerger et que les anthropologues doivent analyser, dont nous devons témoigner. Parler de là-bas, pour moi de l’Afrique, sert aussi à nous interpeller, à interroger notre propre culture. L’Afrique est pour moi un miroir dans lequel nous interpellons la manière selon laquelle nos sociétés ont développé leurs expériences.

J.M. : La justice distributive

E.L.R. : Ce que l’on vise c’est le bonheur du groupe, les thèmes utilisés par les langues dans lesquelles je travaille en particulier le wolof au Sénégal montrent que ce qu’on poursuit c’est le bon du groupe et non pas le juste pour l’individu, que donc ceci nous renvoie à la compréhension que nous sommes en face de sociétés communautaires dans lesquelles les conceptions des règlements des conflits, de ce qui tient lieu de droit, sont naturellement originales et le grand drame, au moins pour les Africains, c’est d’avoir ignoré tout cela et, depuis au moins un siècle et demi, depuis l’aventure coloniale, c’est d’être passé devant une richesse tout à fait exceptionnelle.

J.M. : Dans certaines langues, d’ailleurs, Etienne Le Roy, le mot droit n’existe tout simplement pas.

E.L.R. : Oui, on dit pas, on parle pas du Droit, on dit qu’est-ce qu’il faut pour qu’une société se tienne droite. Et il y a par exemple les Nkomi du Gabon qui ont une expression qui dit que la bonne société est ogore ce qui veut dire se tenir droite, la mauvaise société c’est celle qui est orego qui se tient penchée et donc l’idéal c’est de construire une société qui soit droite dans ses objectifs, dans ses principes et conforme à une certaine conception de la reproduction de la société. Tout cela nous concerne très directement dans les crises de sociétés que nous rencontrons actuellement.

J.M. : Oui et puis à des titres divers on voit bien aussi l’importance de ce regard anthropologique dans nos propres sociétés qui sont souvent des sociétés multiculturelles.

E.L.R. : Dans ce domaine là, nous véhiculons un ensemble de représentations concernant l’idée de la construction de la démocratie, l’idée d’égalité, l’idée d’universalité à laquelle nous sommes très attachés et qui, en même temps, sont des obstacles à la compréhension de ce qui est en train d’émerger au sein de nos sociétés. Et vous avez parlé de multiculturalisme, et c’est bien de çà dont il s’agit : nous sommes en train de découvrir que nos sociétés sont d’une très grande complexité. Et, malheureusement, nous avons pour les analyser des instruments, en particulier juridiques, qui sont finalement très rustiques, très simples. Par exemple, un des grands enjeux que les sociétés nord-américaines avec toutes les difficultés et contraintes qu’elles connaissent sont en train d’expérimenter c’est bien de penser le multiculturel, la complexité, c’est de construire un dialogue interculturel, ce qui est extrêmement difficile malheureusement dans notre société. Et là il faut vraiment en parler, organiser disons une réflexion autour de cela.

J.M. : On va évoquer, Etienne Le Roy, notamment la figure du juge qui est en quelque sorte le pôle, centre de toute cette institution mais avant çà peut être à titre de conséquence ou d’aboutissement de ces réflexions donc sur la nature culturelle du droit, il y a très concrètement chez nous cette tentative de mettre en place ce que vous appelez des intermédiateurs culturels.

E.L.R. : Nous rentrons là dans un champs passionnant mais en même temps où les difficultés sont multiples et où l’on sent bien combien nos sociétés sont interpellées par la difficulté de ce pluriculturalisme. C’est l’expérience qui s’est développée au Tribunal pour Enfants de Paris depuis 1995-96 à la suite de travaux faits avec des magistrats français, avec la Protection judiciaire de la jeunesse, avec des éducateurs.... On a étudié la manière selon laquelle la société française saisissait les jeunes en difficulté et selon laquelle, à travers l’assistance éducative en particulier, elle construisait des formes de prise en charge qui permettaient la re-socialisation des jeunes. Et l’on s’est aperçu que dans certains domaines en ce qui concerne en particulier les familles africaines, les ponts n’étaient pas possibles parce que les magistrats n’étaient pas préparés à ce dialogue. Et comme nous avions à l’Université Paris 1, dans le Laboratoire d’Anthropologie juridique de Paris que je dirige, des étudiants africains de très haut niveau en train de travailler sur certaines questions juridiques ou judiciaires, nous leur avons demandé d’être les intermédiaires entre les magistrats français et les familles africaines. Et nous leur avons donné une formation pour qu’ils puissent être ces passeurs entre les mondes chargés d’une double non pas traduction mais transposition en expliquant aux familles africaines ce qu’attend la justice et en expliquant à la justice ce qu’attendent les familles parce qu’il faut bien que la rencontre passe par une double acculturation, par une double adaptation. Une dizaine de magistrats ont été pleinement impliqués dans ce type de démarche et cela produit pour des familles africaines des résultats qui suggéraient une extension et une meilleure reconnaissance institutionnelle. C’est une démarche qui malheureusement n’a plus reçu, après mai 2002, aucun écho du côté de la Chancellerie, aucun écho du côté d’un certain nombre d’acteurs de la Protection judiciaire de la jeunesse par exemple. Ce qui fait que cette expérience est en train de battre de l’aile, au moins, et peut-être va disparaître parce qu’il y a un refus de prise en compte de ce type de démarche. Je dois dire que c’est, parmi toutes les expériences que j’ai développées dans ma carrière d’enseignant-chercheur, la plus belle à laquelle j’ai été associé parce que c’est une démarche de formation à la citoyenneté.

J.M. : Etienne Le Roy, revenons sur le terrain africain qui est le vôtre et peut-être à travers le regard justement un regard très ethnocentré, le regard d’un voyageur génois au XVème entre 1450 et 1452 qui nous décrit comment, selon lui, donc fonctionne cette justice coutumière en Afrique ce que l’on peut résumer, qu’on croit pouvoir résumer comme justement une justice de chef.

Texte dit par un comédien
« Il se rend à l’habitation du prince quantité de personnes des habitations voisines. A l’entrée de sa maison, on rencontre une grande cour qui conduit successivement à six autres cours avant que d’arriver à son appartement. Au milieu de chacune est un grand arbre, pour la commodité de ceux que leurs affaires obligent d’attendre. Tout le cortège du prince est distribué dans ces cours suivant les emplois et les rangs (...) Il affecte beaucoup de grandeur et de majesté. On le voit chaque jour au matin que l’espace d’une heure. Le soir il paraît pendant quelques moments dans la dernière cour sans s’éloigner beaucoup de la porte de son appartement, et les portes ne s’ouvrent alors qu’aux grands de premier ordre. Il donne néanmoins des audiences à ses sujets ; de quelque condition que soient ceux qui viennent solliciter des grâces, ils sont obligés de se dépouiller de leurs habits, à l’exception de ce qui leur couvre le milieu du corps. Ensuite, lorsqu’ils entrent dans la dernière cour, ils se jettent à genoux en baissant le front jusqu’à terre, et des deux mains ils se couvrent la tête et les épaules de sable. Personne, jusqu’aux parents du prince, n’est exempt d’une si humiliante cérémonie. Les suppliants demeurent assez longtemps dans cette posture. Enfin, lorsque le prince commence à paraître, ils s’avancent vers lui, sans quitter le sable et sans lever la tête. Ils lui expliquent leur demande, tandis que feignant de ne pas les voir, ou du moins affectant de ne pas les regarder, il ne cesse pas de s’entretenir avec d’autres personnes. A la fin du discours, il tourne la tête vers eux, et les honore d’un simple coup d’oeil. Il leur fait part de sa réponse en deux mots. Cet excès de soumission ne peut venir que d’un excès de crainte : c’est-à-dire que les nègres se voyant enlever leurs femmes et leurs enfants par ceux qui les surpassent en richesses et en puissance prennent l’habitude de trembler devant les tyrans dont ils ont tant de mal à craindre. » (Ca Da Mosto, vers 1450)

J.M. : Voilà une vision très ethnocentrique donc mais, tout de même, une des premières descriptions de ce qu’était la justice en Afrique.

E.L.R. : Il y a deux ou trois intérêts que l’on peut trouver dans cette citation. Premièrement donc l’année, 1450, un des premiers textes dont nous disposions sur l’Afrique noire. Cela, c’est extrêmement intéressant parce que cela nous permet d’avoir déjà une idée des formes d’ancienneté de son organisation et en même temps nous avons là le point de départ d’une vision ethnocentrique qui va associer la justice en Afrique à la fois à la chefferie et au despotisme. Et on va donc avoir à partir de cette période l’idée que nécessairement la justice en Afrique est une justice qui ne correspond pas à l’idée qu’en Occident on a de la justice et donc progressivement on va avoir un système d’explication, une construction intellectuelle, dont toutes les conséquences vont être tirées au XIXe siècle lorsque va mettre en place à l’époque coloniale une organisation judiciaire à deux dimensions dont l’une est la transposition du modèle métropolitain et l’autre est en fait une transformation des modes des règlements des conflits selon un principe de description qui a été progressivement forgé durant les 3 siècles précédents.

J.M. : Et qui est totalement caricatural.

E.L.R. : Ce qu’on appelle la justice indigène

J.M. : D’un autre côté, Etienne Le Roy, ce qui se dessine en filigrane derrière cette image de chef concédant la justice, accordant son pardon ou au contraire sa condamnation, c’est un peu le modèle du magistrat aussi chez nous qui est au centre, au sommet de l’institution judiciaire.

E.L.R. : Et même c’est la figure du souverain telle qu’elle est en train d’émerger à partir du XIII-XIVème siècle en France. Ce qui est décrit dans ce texte et qui concerne un souverain Wolof du Sénégal et les formes d’organisation judiciaire qui émergent au milieu du XVème siècle, à la fin de notre Moyen-Age, c’est la transposition de notre modèle, presque blanc bonnet et bonnet blanc si je puis me permettre, et donc on ne voit que ce qu’on a envie de voir. Les observateurs de cette époque ne sont déjà plus capables de percevoir l’originalité de situation et donc cherchent ce qui nous ressemble avec progressivement l’idée que nous sommes à la pointe d’une civilisation et que donc tous les peuples attardés doivent s’inscrire dans nos conceptions de la société et de la justice.

J.M. : Alors un autre exemple que vous citez, un document que vous citez dans votre livre Les Africains et l’Institution de la Justice, Etienne Le Roy, c’est donc quelques décennies plus tard Louis Moreau de Chambonneau qui était un espèce d’ambassadeur de Louis XIV et qui décrit vers 1673 donc une cour de justice coutumière.
[NB : Moreau de Chambonneau était le représentant d’une compagnie à charte. ELR.]

Texte dit par un comédien
« Quant à la justice, elle est administrée par leurs marabouts à qui seuls ce droit appartient. La justice est nommée en langue nègre « yione hilla », qui est en français « la voye de Dieu ». Aussi ils la rendent gratuitement et au même temps qu’elle est demandée par les parties. Car si tost qu’une personne mécontente d’une autre ou pour paiement ou quoique ce soit lui a dit le « hione hilla », la partie est obligée de la suivre chez le marabout du village lequel, après avoir entendu leur différend, regarde dans le livre de la loi où il cherche le chapitre qui en traite, et comme le livre chante le marabout prononce : c’est la sentence et il n’y a point d’appel et pour le faire exécuter il ne faut point chercher d’archer ni sergents qu’ils ne connaissent seulement pas. Il faut que la partie qui gagne soit satisfaite, tout le monde en ferait plutôt sa cause. Ce sont eux (les marabouts) qui font les partages des successions qui ne consistent qu’en meubles, bestiail, mil et autres choses. Il n’y a point d’immeuble parmi des nègres et aucun héritier ne touchera rien qu’auparavant les debtes du défunt ne soient payées » (Ritchie, 1968, p.324)

J.M. : D’après ce texte Etienne Le Roy, c’est le marabout qui rend la justice ?

E.L.R. : Là il s’agit d’une situation particulière ? Nous sommes toujours au Sénégal. La société est en train de s’islamiser. Les souverains ont confié aux marabouts qui sont des lettrés et donc qui ont une capacité de gérer l’administration de ces états qui sont en train de se développer, donc ils ont confié une mission de justice pour ceux qui se déclarant musulmans sont susceptibles de se présenter devant les marabouts. Il y a à d’autres instances de règlement des conflits. Je dirai même que c’est extrêmement sophistiqué dans ce type d’organisation. À ce niveau-là, il y a au moins 6 types de juridictions. Je n’en cite ici qu’un seul exemple. Ce qui me paraît important et la raison pour laquelle je vous ai proposé de lire ce texte c’est l’idée que, parce que le litige a été réglé au coeur du groupe entre nous entre musulmans. Dans ce cas, il y a adhésion totale et c’est parce que le conflit a été réglé à l’intérieur de ce groupe qu’il prend sens et qu’il est immédiatement, c’est très clair, exécuté par les parties. On dit qu’il n’est pas possible de mobiliser des archers parce qu’ils n’existent pas. L’idée de bon règlement des conflits je ne dis pas de bonne justice, mais de bon règlement des conflits est lié par principe au fait que le règlement doit venir du sein du groupe. On va en trouver une illustration ensuite lorsqu’Amadou Hampâté Ba va, à travers ses mémoires, nous rappeler la manière selon laquelle fonctionnent des petites communautés, des classes d’âges. Dans l’histoire qu’on va découvrir tout à l’heure ce sont des enfants de 10 à 12 ans qui se donnent une organisation totalement typée, je ne dirai pas stéréotypée, c’est-à-dire relevant des formes d’organisation de la société en classes d’âge lesquelles sont l’armature même de la société et auxquelles est associée une forte responsabilité des acteurs. C’est à chacun à faire son droit. C’est à chacun à assumer le sens de ses engagements. Je dirai presque non pas de rendre justice mais d’être homme de justice avec tous les hommes et toutes les femmes qui participent à la prise en charge de différends. Quelque chose qui est très important et très étonnant c’est que ce que nous appelons justice, les Africains l’appelleraient presque thérapie, thérapie collective éventuellement. Il y a tout un ensemble de groupes chez les Bantou en Afrique centrale où, effectivement, les règlements des conflits sont associés à des véritables cures, des cures médicales avec utilisation d’herbes, de drogues. Dans d’autres sociétés, (amérindiennes ou sibériennes) ce sont les chamans qui vont avoir ce type de fonction.

J.M. : Les anthropologues aiment bien parler des leçons que nous donnent justement ces peuples traditionnels ou leur mythe. Là, en l’occurrence, on voit bien la leçon qui nous est donnée concernant la responsabilité du groupe à l’égard de chacun des individus.

E.L.R. : Je pense qu’on aura la possibilité de revenir sur ce point parce que c’est une question vraiment essentielle. Les Africains nous disent que l’on est responsable de nos différends et que la seule façon de pouvoir les assumer est de régler les problèmes au sein du groupe qui l’a vu naître. Nous, nous faisons appel à une instance extérieure et supérieure que nous appelons la justice et nous croyons que le bon règlement des conflits vient de la mobilisation de cette instance. Nous attendons du juge la neutralité qui est pour nous le gage de la bonne justice et, si on a du temps tout à l’heure, on reviendra justement sur cette figure du juge, français, moderne, occidental, en fait un héritage judéo-chrétien parce que c’est là où il faut remonter pour comprendre à la fois l’importance de cette figure du juge moderne et en même temps l’origine d’une certaine façon, assez désastreuse, de nous comporter de manière irresponsable en laissant à d’autres le soin de régler les problèmes que nous causons à la société.

J.M. : Alors peut-être avant, puisque vous l’avez évoqué, écoutons ce texte extrait des mémoires d’Amadou Hampâté Ba.

« Une fois ce conseil institué, nous élaborons nos règlements intérieurs à peu près semblable à ceux de toutes les autres associations. Les effractions étaient jugées en premier ressort pour le kadi. Le contrevenant pouvait en appeler au chef, puis en un troisième stade à l’assemblée générale présidé par le doyen. Les peines prévues étaient graduées. Elles consistaient pour les infractions les plus légères à payer des amendes en cauris ou en noix de cola, être jeté à la mare tout habillé ou douché avec des calebasses remplies d’eau. Pour les délits très graves, la peine pouvait être d’un à dix coups de fouets voire l’exclusion temporaire ou définitive. Les séances devaient être présidées par le chef qui était assisté du second chef et du kadi. Les réunions plénières étaient hebdomadaires en saison sèche et mensuelles pendant la saison des pluies appelée hivernage. Il pouvait y avoir aussi des réunions imprévues décidées par le chef et annoncées par les griots »

J.M. : Voilà c’était donc les mémoires d’Amadou Hampâte Ba. On voit bien, on entend bien dans ce texte que cette justice coutumière repose quand même sur une organisation sophistiquée.

E.L.R. : Oui malheureusement on n’a pas le temps de rentrer dans les détails parce que c’est vraiment de sophistication dont on peut parler. Vous remarquez qu’un groupe de jeunes garçons entre 10 et 12 ans se donne un règlement intérieur dans lequel on a un principe d’organisation hiérarchique de la prise en charge du problème avec, à chaque niveau, des sanctions qui sont prévues et qui sont effectivement mises en oeuvre par des acteurs qui sont responsables de cette mise en oeuvre. Nous sommes véritablement là en face d’un mode de penser la reproduction de la société à travers la responsabilité de chacun à faire la paix et à vivre de manière plus ou moins consensuelle avec ses voisins, avec ses proches et même avec ceux qui sont considérées comme les étrangers et qui pourraient devenir les ennemis. Et donc ce qu’il y a de passionnant c’est que tous ceux qui participent à ce type de démarches sont liés par des formes de parenté , en particulier « à plaisanterie » qui sont en fait plus exigeantes peut-être encore que le sont les formes de parenté liées à la filiation. Il y a là, jeté sur la société, un espèce de filet de formes d’affiliation à chaque groupe puis de formes de complémentarité entre les groupes qui permettent de comprendre que les sociétés étaient fortement soudées malgré l’image négative que l’on en donne. Étaient-elles des sociétés plus consensuelles ? Je sais pas. Pacifiées ? Je ne sais pas non plus . Mais qu’elles aient été des sociétés qui étaient responsables, cela j’en suis certain.

J.M. : Et communautaires.

E.L.R. : Et communautaires, donc un sens du partage que nous avons perdu en France. Nous parlons de communauté actuellement mais c’est une diabolisation de l’idée de communauté. C’est tellement caricatural que je trouve que c’en est même dangereux pour l’idée de démocratie en disqualifiant par principe des formes d’organisation sociale qui ne correspondent plus à notre mode de vie mais qui furent légitimement celles de nos ancêtres.

J.M. : Certes, alors on ira tout de même dans ce texte trouver au sommet de cette organisation de la justice la figure du kadi qui est l’équivalent du juge.

E.L.R. : Le Kadi c’est une figure très particulière, c’est le juge musulman. Et donc le juge musulman n’intervient que lorsqu’il y a des Musulmans, c’est une tautologie. Et l’islam, tout en s’étant très fortement développé dans les 150 dernières années, ne concerne à l’époque de ces récits qu’une petite partie de l’Afrique. Par ailleurs, il a d’autres modes de règlements des conflits, avec d’autres figures qui sont des figures moins de juges, que des figures de lieurs. C’est une idée extrêmement ancienne puisqu’on la retrouve dans l’Iliade qui est le premier témoignage dans lequel on retrouve cette figure de lieur, de celui qui fait la paix et qui organise donc l’ensemble des relations qui vont permettre aux individus qui se sont opposés de continuer à vivre ensemble. Parfois c’est le chef de clan, parfois c’est le chef du village ou parfois ce sont des collectifs, des groupes de sages, d’anciens qui prennent en charge ces différends.

J.M. : Alors Etienne Le Roy on a vu comment cette discipline de l’anthropologie du droit pouvait donc nous apporter des idées, éventuellement des solutions, dans notre propre conception de la justice mais vous allez plus loin c’est-à-dire que l’anthropologie peut vous servir aussi à observer avec une certaine distance, un peu comme on fait de l’anthropologie des mondes contemporains, notre propre fonctionnement de la justice et en particulier cette figure du juge.

E.L.R. : J’ai eu effectivement très souvent la possibilité d’entrer en dialogue avec les magistrats à partir de l’expérience que nous avons développée à propos de la justice des mineurs. C’est une justice atypique, quand j’ai commencé à travailler sur cette justice-là au début des années 80 il y avait un slogan stupide qui disait justice des mineurs justice mineure. Ce qui était important c’était de comprendre que la figure du juge est en fait un avatar de la conception que nous avons de Dieu : dans le livre de la Genèse, on nous présente le créateur, Yahvé, comme étant une instance extérieure, supérieure, omnipotente et omnisciente. Et l’État moderne tel que nous l’avons créé est en fait un avatar de Dieu. Et le juge qui est lui-même produit par l’Etat est un avatar de l’avatar si je puis dire. Le juge se présente effectivement comme extérieur, extérieur parce que le principe de la neutralité lui interdit d’intervenir, supérieur ne serait-ce simplement que visuellement dans une instance, omnipotent en principe il peut tout faire et omniscient sous réserve qu’il fasse appel à des experts. Et quand on fait remarquer à ces magistrats qu’en fait ils ont soit la figure de Dieu, soit la figure christique comme référent, effectivement çà pose des problèmes extrêmement importants et en même temps cela nous renvoie au caractère extrêmement symbolique mais aussi à une certaine fragilité de la fonction en tous cas une très grande difficulté à assumer l’ensemble des fonctions qui sont liées à celle d’un magistrat et qui font que, moi, j’ai un très grand respect pour ceux qui ont le sens du service public et qui acceptent de se dévouer au profit de notre communauté nationale.

J.M. : Merci Etienne Le Roy.
Je rappelle que vous êtes professeur à l’Université Paris 1 et que vous êtes l’auteur du Jeu des Lois une anthropologie dynamique du droit publié par LGDJ et la Maison des Sciences de l’homme.
Les textes étaient lus par Christophe Chêne.
C’était l’anthropologie du droit, deuxième volet de cette série consacrée au juge en son office.